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lundi 4 juin 2012

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Blasphème et censure par Raja Ben Slama Écrivain, universitaire

La censure est tentaculaire, et elle l’est encore plus quand elle se fait au nom d’un principe religieux. Le préalable religieux la dote d’une force sacrificielle purificatrice : elle se déploie selon la même logique de contiguïté qui régit le sacré et sa double polarité du pur et de l’impur. L’objet censuré étant impur, l’influence malfaisante de l’impur étant contagieuse, elle irradie vers tout ce qui l’entoure. La censure sacrale est bien cette machine en branle qui interdit et le blasphème, ou ce qui est supposé l’être, et tout ce qui se trouve autour du blasphème, ou de ce qui est supposé l’être. D’anathème en anathème, elle construit aveuglément son empire en érigeant la présomption de culpabilité en principe, en élargissant le champ du soupçonnable et du censurable.
Lorsque Khomeyni a émis la fatwa qui incrimine Salman Rushdie, le 14 février 1989, il a en même temps appelé au meurtre de tous les éditeurs des « Versets sataniques ». Il s’en est suivi que même les traducteurs italien et japonais de son roman ont été tués. De même ont été tués le recteur de la Mosquée de Bruxelles et son adjoint pour avoir simplement déclaré que Rushdie devait être jugé et se repentir comme l’exige la juridiction islamique concernant la loi sur le blasphème et l’apostasie. Le rejet sacral ouvre la voie aux rejets interminables de tous ceux qui s’approchent du foyer de l’impur.
La fureur sacrale déclenchée par les caricatures danoises - qu’on a affublées du même adjectif funeste : « sataniques » - obéit à la même logique : puisque les auteurs des caricatures sont danois, on condamne tous les Danois. Et puisque la Norvège se trouve à la frontière du Danemark, on brûle son ambassade à Damas... Quelqu’un a comparé le travail de la censure au « dé-tricotage » d’un vêtement dont il suffit de tirer un fil pour le défaire entièrement, et pour jouir d’un pouvoir d’anéantissement fulgurant et illimité.
La censure, mais plus encore la censure religieuse, est muette, non seulement parce qu’elle ne veut pas qu’on parle d’elle (ce qu’on écrit sur la censure est souvent censuré), mais parce que ce au nom de quoi elle censure est délibérément vague et indéterminé : atteinte aux religions, « humiliation » du prophète ou de dieu, lèse-majesté divine... Cela peut s’interpréter dans tous les sens : atteinte aux cheikhs qui parlent au nom de l’islam, atteinte à la charia qui se veut immuable et qui, pourtant, au regard des nouveaux acquis des droits de l’homme, repose sur une série d’inégalités et de structures liberticides. Cela peut entraîner la censure de toutes les productions qui critiquent les religions ou qui aspirent à les réformer. Les préalables muets au nom desquels on censure peuvent même englober le voile des femmes, désormais sacralisé et fétichisé, puisqu’en Egypte, actuellement, on censure un film où un personnage féminin ôte son voile islamique dans un ascenseur. Cette scène a été considérée comme attentatoire au voile « islamique » et, donc, à l’islam. A vrai dire, tout ce qui se dit et s’écrit peut tomber sous la loi sur le blasphème, même la plainte d’un malade souffrant qui ne remercie pas Dieu de lui avoir fait subir l’épreuve expiatrice de la maladie.
La censure, mais plus encore la censure religieuse, est ablative : elle procède par élimination. Lorsqu’elle se fait au nom de l’islam, ce n’est pas seulement le texte qui est à éliminer mais son auteur. Car, en islam, la réforme religieuse qui abolit la loi sur le blasphème et l’apostasie n’a pas encore eu lieu. Il y a eu des réformateurs et des religieux qui ont dénoncé ce délit d’opinion mortel, mais aucune instance islamique, aucun pseudo-clergé islamique, n’a franchi ce pas vers un islam réellement plus tolérant. Et je rappelle qu’al-Qaradhaoui, qui a été si actif dans les pourparlers concernant les caricatures, lui-même, maintient jalousement cette loi.
Ce n’est pas la liberté du culte musulman qui est menacée, mais bien plutôt la liberté de ne pas croire ou de ne pas croire comme les autres. Ce sont bien des têtes d’écrivains, de cinéastes et de caricaturistes accusés de blasphème qui sont mises à prix. Les caricatures ne tuent personne, mais la loi sur le blasphème, les fatwa et les menaces qui jettent l’anathème sur les démocrates et les réformistes du monde islamiques tuent, réduisent au silence, brisent des vies, ensevelissent des œuvres et des corps. Or, ces invectives sont lancées ou soutenues par ceux-là même qui se disent offensés par les caricatures danoises et qui appellent à la protection des religions. Ce que ces âmes tendres et ces sentimentaux défendent en réalité, c’est leur double droit à imposer aux autres le dictat de la charia et à priver leurs semblables de leur droit à la liberté de conscience.
Parlons maintenant de l’atteinte à la personne du Prophète ou à Dieu lui-même et de ce qu’on appelle le « droit au blasphème ». Loin d’opposer l’Occident mécréant à l’Islam épris de ses origines, et au-delà de tous les conflits communautaires suscités et alimentés par des chefs religieux et des régimes arabes en faillite, l’affaire des caricatures danoises opposent les musulmans à eux-mêmes. Car n’oublions pas que la différence est de loin plus importante que les différents et que les musulmans d’abord sont différents. Je m’explique : le blasphème est moins un événement insurrectionnel qu’une fonction : une fonction qui introduit une distance salvatrice entre le croyant et son dieu, entre le sujet et ses identifications collectives. Le droit au blasphème est certes un acquis civique européen, mais le blasphème en soi est un besoin culturel vital. Il est l’affirmation d’un désir de liberté et d’autonomie par rapport aux instances protectrices symboliques, la marque d’une levée ludique des inhibitions et des interdits.
D’ailleurs, certaines des caricatures danoises ressemblent à des anecdotes que nous, musulmans, croyants ou non, ne cessons de raconter au sujet du Prophète, du Jugement dernier, des houris, des bons musulmans qui affluent au Paradis et qui en sont déçus : la bière paradisiaque s’avérant, par exemple, sans alcool et les houris démunies d’un sexe de femme.
Les musulmans les plus croyants, ceux qui n’ont pas subi l’endoctrinement fondamentaliste, gardent un goût avéré pour le blasphème, les jurons et les mots d’esprit blasphématoires. Il suffit d’écouter les propos d’un homme tunisien ou algérien du peuple, pour constater l’existence d’une pratique quotidienne du blasphème et d’un usage ancestral de toutes sortes de lèse-majesté divine. Il ne vous dirait pas par exemple : « Donnez-moi ce machin », mais « Donnez-moi le dieu de ce machin ». Il n’insulte pas son co-religionnaire en évoquant seulement « sa mère », mais aussi « la religion de son dieu »...
Chez les anciens arabes musulmans, qui étaient généralement plus sereins que nos censeurs modernes, les pratiques blasphématoires ne se limitaient pas aux jurons, aux blagues et aux insultes. Elles étaient au centre de leurs activités artistiques et littéraires. Des genres poétiques tels que l’outrage au Temps-Destin, forme déguisée de l’outrage à Dieu (dham al-Dahr), le libertinage (mujun), la contestation de la volonté divine (tasakhkhut)... étaient franchement blasphématoires mais fort prisés par eux.
La ferveur censurante, celle qui conduit aux actes de violence, est l’indicateur d’un dérèglement de cette fonction blasphématoire. Elle témoigne d’une proximité étouffante de Dieu et d’un arrêt du pivotement continu entre la foi et son contraire, entre la loi et sa transgression.
La censure religieuse, quand elle se mue en folie mortuaire, est aussi la marque désespérée d’un exorcisme et d’une crise des fondements : le censeur tenterait d’extirper le sceptique, l’athée qui est en lui, en se transformant en thuriféraire fétichiste du divin et en lanceur d’anathèmes, en investissant ses autres lui-même de toute la force sacrificielle dont on pare le bouc émissaire. L’emprise de la main censurante est une étreinte haineuse.
Ceux parmi les dirigeants occidentaux et les religieux chrétiens ou juifs qui appellent au respect des religions, et veulent donc limiter le droit à la liberté de conscience, cèdent aux pressions d’un certain lobby islamiste qui veut nous déposséder nous-mêmes en nous privant de nos propres expériences de liberté, de nos petites levées d’inhibition et de notre humour.
Ces caricatures danoises, donc, nous en produisons et nous souhaitons avoir la liberté de continuer à en produire. Mais ces mêmes caricatures danoises reproduisent aussi notre laideur actuelle.
On a parlé de la laideur de ces caricatures, de la xénophobie et du racisme de leurs auteurs. Je me refuse d’intenter des procès d’intention à des caricaturistes. Une œuvre de fiction, et la caricature en est une, ne se juge pas comme un article d’opinion ou une profession de foi. L’accusation de racisme, de plus, est infondée car l’islam n’est pas une race. L’islam est d’abord pluriel, et il y a un certain islam qui pousse à la haine des autres et suscite, par conséquent, de la crainte et de la haine. Quant à l’accusation esthétique de laideur, je ne sais pas si elle est vraiment justifiée. L’essentiel pour moi est la laideur intrinsèque, celle qui est une caractéristique structurelle de ce genre. Outrancière et paroxystique par essence, la caricature montre la laideur. Et les caricatures danoises montrent notre laideur actuelle, la laideur morale de cet islam qui produit la terreur. Au nom d’Allah, en psalmodiant des versets coraniques, des musulmans sèment la mort et la terreur ; au cri d’« Allah est grand », des musulmans égorgent, en les filmant, des otages sans défense. Au nom du droit à la résistance, d’éminents intellectuels arabes nationalistes ou gauchistes appuient les attentats suicidaires contre les civils en Irak, en Palestine et en Israël. Tout le monde décrie le terrorisme, mais le terrorisme et l’esprit du terrorisme se portent bien. Et s’ils se portent bien, c’est parce qu’ils portent à son plus haut degré cette posture victimaire et plaintive dans laquelle une bonne proportion des masses et des élites arabes, toutes tendances confondues, se complaisent. Le terrorisme serait notre propre caricature, celle que nous produisons dans la réalité, mais celle dont nous dénions l’existence quand l’image nous en est renvoyée de l’extérieur.
Bien sûr, il nous incombe de refuser l’amalgame entre l’islam et le terrorisme. Mais nous reconnaissons que le terrorisme mondialisé actuel se fait au nom de l’islam, au nom d’une certaine idéologie islamiste, et que rien de structurel ni d’institutionnel n’a été entrepris dans le sens d’une réforme des institutions islamiques, des systèmes éducatifs et juridiques arabes pour valoriser un islam réellement tolérant, pacifiste et égalitaire. Un islam renonçant donc à la loi sur le blasphème et l’apostasie, à l’obligation du jihad militaire et aux différentes inégalités entre les hommes et les femmes et entre les musulmans et les non-musulmans.
Il est facile de céder à la logique victimaire de la rétribution. Il est facile d’incriminer les autres en criant à l’islamophobie, en leur disant : « Si vous ne pensez pas comme nous, si vous ne voulez pas de la charia, vous êtes islamophobe, et nous portons plainte contre vous au nom de vos principes, que, du reste, nous ne partageons pas. » Plus évidents, plus meurtriers que l’« islamophobie » sont les « phobies » islamistes ayant pour objets non seulement la femme, le juif et l’homosexuel, mais aussi l’intellectuel, l’artiste et le non-croyant.
Parce que le blasphème est une nécessité vitale, parce que le droit de blasphémer ou de ne pas croire est sans cesse bafoué et menacé, je me prononce contre le projet de l’Organisation de la conférence islamique et de la Ligue arabe présenté à l’ONU pour qu’elle promulgue une résolution réprimant « toute offense dirigée contre les prophètes et les religions ». Cette loi ne serait pas une avancée dans la civilisation mais un recul et un liberticide. Elle confondrait les deux registres du péché et de l’interdit, en projetant sur les juridictions internationales modernes l’ombre des tabous et des fureurs les plus archaïques. Elle rétrécirait le champ des droits de l’homme en reconstruisant l’empire théologico-politique des droits de Dieu, en protégeant les morts, les mythes et les légendes hérités au détriment des vivants et des individus qui en sont les héritiers et qui, de ce fait, ont le droit de choisir le mode selon lequel ils les héritent.
La censure, cette vielle institution implacable, n’a pas besoin d’être dotée d’autres lois qui étendent son pouvoir. Quant aux religions, ces vieilles constructions qui se nourrissent de leurs épreuves et renaissent sans cesse de leurs cendres, elles ont souvent besoin d’être critiquées et même raillées pour qu’elles épousent des formes spirituelles mieux adaptées à la dimension plurielle des communautés et des individus.

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