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vendredi 8 juin 2012

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بخصوص المصادرة باسم الدّين وحرّية التعبير. مقال نشرته سنة 2003

  للتّذكير بسنوات حرق الكتب في الثّمانينات، وبالمجزرة التني لحقت الكتّاب والفنّانين والمفكّرين الجزائريين، وبخطورة تقييد حرية التعبير بأيّ مبدإ فضفاض.

Folie censoriale 
crise des fondements


Raja Ben Slama *

Inquisitoriale, tentaculaire dans certains pays arabes, la censure étend l’ombre de la sainte fureur aux œuvres du passé comme à celles du présent, ignorant toutes les frontières, confondant toutes les sphères de l’activité humaine. Certes, la réalité de la censure dans le monde arabe est multiforme, et la diversité entre les pays est telle que ce qui se publie dans un pays peut ne pas être publiable dans l’autre, ou peut ne pas traverser les frontières douanières, encore étanches s’agissant de livres et de produits culturels d’une manière générale. Mais depuis une quinzaine d’années, se succèdent des événements consternants qui secouent et traversent tout l’univers de la culture arabe : autodafés, attentats, anathèmes, saisies de livres… Avant de proposer un diagnostic de cette crise qui dé-légitime la littérature et la pensée, met en péril la vie de ceux qui s’y adonnent, je rappellerai sommairement certains de ces événements marquants, en me limitant à la censure que je peux cerner le mieux : celle qui frappe les écrits et surtout les œuvres de fiction .
-1985 : « Les Milles et une Nuits » est condamné par le Tribunal des moeurs du Caire, pour atteinte à la pudeur et corruption des moeurs des jeunes. Le tribunal ordonne la destruction de 3000 exemplaires saisis, l’emprisonnement de l’éditeur et de l’imprimeur. Une autodafé publique.
-1988 : Mahfouz interrompt la parution du feuilleton inspiré de son roman les Fils de la médina. Ce roman n’avait paru en 1959 qu’à la suite de l’intervention de Nasser.
-En Arabie saoudite parait un livre où un anathème général est lancé contre plus d’une centaine d’écrivains arabes morts et vivants: Salama Moussa; Shibli Shmmayyil; Naguib Mahfouz; Lufti al-Sayyid; Muhammad al-Jabiri; Shakir Shakir; Said Aql, Adonis… Ces auteurs sont toujours interdits dans ce royaume.
-14 Fév 1989: Les Versets Sataniques, roman de Salman Rushdie, est déclaré blasphématoire par Khomeyni qui appelle au meurtre de l’auteur “ainsi que tous les éditeurs” du roman. Cette fatwa est toujours maintenue parce que déclarée irrévocable, le seul pouvant l’abroger, Khomeyni étant mort. Je ne m’attarderai pas sur l’affaire Rushdie, quoique le bilan en soit lourd : exil de l’auteur, attentats en Juillet 1991 contre le traducteur italien à Milan et le traducteur japonais à Tokyo; attentat perpétré sur les ordres des services de renseignement de Téhéran le 29 Mars 1989 contre le recteur de la mosquée de Bruxelles et son adjoint. (Ils avaient déclaré que Rushdie devait être jugé et se repentir comme l’exige la juridiction). J’évoque cette déplorable affaire parce que l’appel au meurtre lancé par Khomeyni semble avoir ouvert le champ à d’autres appels et d’autres fatwa meurtrières dans les pays arabes et islamiques.
-Janvier 1992 : Une délégation de savants d’al Azhar demande la saisie de 8 publications traitant de l’Islam.
-Assassinat de Farag Foda.
-Le 3/9/1992 : En Arabie Saoudite, sur la grande place de la ville de Qatif, le poète Sadiq Melallah a été décapité au sabre. Son délit : blasphème et abjuration.
-Décembre 1992 : Sur ordre d’Al-Azhar, « au nom de l’islam, religion de l’Etat », les œuvres de Foda, réeditées en hommage, sont interdites et saisies.
-1993 : S’ouvre en Algérie une hécatombe des intellectuels et artistes : assassinats de Djilali Liabès, sociologue, Tahar Jaout, écrivain, poète et rédacteur en chef du Magasine Ruptures, M’hammed Boukhabza, sociologue, Merzag Baghtache, journaliste et écrivain , Saad Bakhtaoui, journaliste, ‘Abderrahmane Chergou, écrivain et journaliste, Youssef Sebti, poète et écrivain, Abdelkader Alloula, dramaturge et metteur en scène, Ferhat Cherkit, Youssef Fathallah, Lamine Lagoui, et Ziane Farrah : journalistes… la liste est douloureusement longue.
-24 Sep 1993 : Un groupe d’islamistes du Bangladesh prononce une fatwa contre Taslima Nasri la condamnant pour blasphème. Sa tête est mise à prix : 8000F. Sous la pression des manifestations islamistes, un mandat d’arrêt sera lancé contre elle en Juin 1994.
-14 Octobre 1994: Naguib Mahfoudh 83 ans, prix Nobel de litt 1988, est poignardé au Caire par un jeune intégriste. Il est gravement blessé à la gorge...
-Janvier 2000 : Au Koweit, deux femmes écrivains (Leyla ‘Uthman et ‘Alia Sha’ib) sont condamnées à un mois de prison pour outrage aux moeurs et à la religion.
-Février 2000 : En Jordanie, un poète (Mossa Hawamda) est accusé d’apostasie par un tribunal .
-Avril 2000 éclate l’affaire Hayder Hayder, auteur syrien dont le roman “Festin pour les algues marines”, édité pour la première fois en 1983 à Chypre, allait être réédité par le ministère de la culture en Egypte. Une campagne est menée contre le roman. C’est un journaliste du périodique al-Shaab, organe du parti de l’Action , qui a lancé le premier cri de guerre dans un article intitulé : « Qui fait le sermon de mourir avec moi ? Puissent vos mains être coupées ! Il ne reste plus que le Coran… Que se passera-t-il si nous disons que le premier ministre est de la merde ?» On demande la condamnation du ministre de la culture et des responsables de l’édition. On s’en prend aux personnages du roman qui disent à titre d’exemple: “Les lois des divinités bédouines, l’enseignement du coran, c’est de la merde.”, ou “les envahisseurs arabes sont venus nous enculer…”
Le Récteur de l’Université d’Al-Azhar appelle à un cérémonial d’autodafé du roman dans un lieu public.
-17 Mai 2000, l’Académie des recherches islamiques, dépendante d’Al’Azhar, émet une déclaration, diffusée par le bureau du Grand Imam de l’université, Mouhammed Sayyid Tantaoui. Le roman est considéré comme contrevenant à l’Islam. (littéralement : “une sortie en dehors de ce qui est connu en matière de religion: khuruj ‘amma hua maalum min al-din). L’Académie a incriminé le ministère de la culture qui a entrepris la réédition de roman. Des milliers d’étudiants d’Al-Azhar ont manifesté.
-Suite à cete affaire, le ministère de la culture interrompt l’impression de 3 autres romans condamnés pour atteite à la pudeur.
–Janvier 2001 : Le diwan d’Abu Nuas était exposé dans la foire du livre au Caire mais n’était pas à vendre.
Agissant comme un Saint-Office pour la salubrité de la pensée, l’Acadamie azharite des recherches islamiques continue son oeuvre censuriale : elle n’autorise pas la diffusion d’un livre sur "La femme dans la pensée de Khomeyni. , fait appel au « Comité la censure sur les oeuvres artistiques », pour qu’il saisisse un livre intitulé “Appel à la Réflexion et à la méditation du Coran et de la Tradition du prophète , etc..

Pourquoi donc le bilan des auteurs arabes censurés est-il aussi lourd ? Pourquoi persiste-t-on, en cette aube du troisième millénaire, à condamner et persécuter les écrivains ? Quelles peuvent être les raisons de cette fureur censuriale?

1/ Misère des juridictions
« De l’Océan au Golfe », dans tous les pays où l’arabe est parlé, la censure littéraire n’est qu’un aspect de la situation de la liberté d’expression dans ces pays. Les lois régissant ce droit sont, quoi qu’à des degrès différents, “contraires aux constitutions, aux conventions internationales approuvées par les Etats avec ou sans réserves.” La censure qui en découle est de nature préventive et administrative. Préventive à cause des lois qui “limitent par anticipation les droits garantis par l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civiques et politiques, développant le même article de la déclaration universelle des droits de l’homme. Certaines de ces lois exigent l’autorisation préalable et ce, dans 4 pays. Cette dernière mesure pourrait paraître relativement moins contraignante que l’autre, mais elle se transforme souvent dans la pratique en autorisation quand l’administration ne délivre pas automatiquement le récépissé nécessaire à la publication ou à la diffusion. Ainsi, ce qui n’était dans les textes qu’une simple information , se transforme-t-il dans la pratique en autorisation, transgressant la loi et trahissant un abus de pouvoir caractérisé. D’autres lois exigent des cautions sous forme de montants très élevés pour les particuliers, et ce, dans 7 pays, ou exigent un capital minimal, ou encore les deux formules combinées dans 5 pays. Quant aux publications étrangères, notamment journalistiques, toutes les législations arabes les soumettent à la censure” . Très souvent, cette censure est administrative et non juridique, reflètant tous les problèmes de l’hégémonie de l’exécutif dans des pays où la société civile et tout ce qui représente un contre-pouvoir sont précarisés, réduits au mutisme, sinon inexistants. Evidemment, on fait appel à un large éventail de mots-fétiches, auxquels on peut attribuer des contenus différents et illimités : bonnes moeurs, ordre public, sécurité du pays, lèse-majesté divine…

2/ Persistance de la loi sur le blasphème ou l’apostasie.
Dans les pays où les lois appliquées se réclament de la Shari’a, où un système méta-juridique (Hisba) vient illustrer davantage la religion de l’Etat, ou la religion qui se fait Etat, la liberté d’écrire n’entraîne pas seulement le retrait du livre, mais la condamnation de l’écrivain pour apostasie et blasphème.
La « loi sur le blasphème et l’apostasie » est la pire forme des délits d’opinion. Elle est réellement « inquisitoriale », à cause de la cruauté religieuse qu’elle répand, à cause aussi du non respect des droits de défense dans certains cas, et de la présomption de culpabilité qui la soutend. Non seulement en flagrante contradiction avec les droits de l’homme, mais elle n’est même pas prescrite par le Coran . L’affirmation des anciens juristes se réfère à une seule tradition du prophète, attestée par une seule chaîne de garants (hadith ahad). D’ailleurs Plusieurs théologiens modernes ont appelé à son abolition, dont l’égyptien Jamal al Banna et le tunisien Mohammad Talbi , qui prend en considération tous ceux « qui quittent l’Islam sur la pointe des pieds » , tous ceux qui nient l’existence de Dieu mais qui ne sont ni des hors-la loi ni des criminels. Ce n’est pas, hélas ! la voix de ces réformateurs qu’on entend dans les mass media arabes et dans les publications largement diffusées. Aucune décision politique courageuse ne vient appuyer leur ambition réellement réformatrice.
Il est pourtant évident que cette loi entraîne une surenchère démentielle et interminable d’anathèmes et de contre-anathèmes. N’est-ce pas hautement significatif que l’avocat ‘Abd Sabbour Shahin qui avait porté plainte contre Nasr Hamid Abu –Zid, s’est trouvé à son tour dans la même situation que sa victime : accusé lui-même d’hétérodoxie (mukhalafat ma hua maalum mina-d-din) par un autre avocat islamiste qui porta plainte contre lui et demanda la saisie de son livre « Mon père Adam »? Tout ce qui se dit et s’écrit peut tomber sous la sur le blasphème. Selon un ancien traité de jurisprudence islamique, même la plainte d’un malade souffrant peut être considérée comme un blasphème nécessitant la peine de mort : « On discute également s’il y a lieu d’infliger la peine de mort à quelqu’un qui aurait prononcé ces mots : j’ai enduré dans cette maladie des souffrances telles qu’eussé-je rué Abu Bekr et Omar, je ne me considèrerais point comme ayant mérité de les subir. »

3/ Multiplicité des instances censurantes
Tout le monde peut parler au nom de l’Islam, se voit habilité à décider de la piété ou de l’impiété de tout le monde. Effectivement, cette censure religieuse n’est pas seulement exercée par des Etats théocratiques comme l’Arabie Saoudite, ou comme l’Iran, mais encore par des instances religieuses comme Al Azhar en Egypte, ou l’Association du Front des savants d’al-‘Azhar, responsable, dans une large mesure, des attentats contre Farag Foda et Naguib Mahfoudh, par des partis politiques, des groupuscules Islamistes ou des médias . En Egypte, il arrive que les agents des imprimeries étatiques (hay’at al-kitab) prennent eux même l’initiative d’éliminer les pages qu’ils jugent contrevenant à l’Islam.
On doit souligner le rôle néfaste joué par la majorité des Unions d’écrivains et des organisations de bienfaisance littéraire. Je citerai à titre d’exemple le cas du président de l’Union des écrivains égyptiens qui s’est prononcé contre « l’atteinte à la pudeur »commise, selon lui, par certains écrivains.
Outre le fait qu’elles ne défendent pas les écrivains, ne revendiquent pas le droit à la liberté d’expression, ces organisations mènent en silence leur propre activité censuriale par des abus de pouvoir symbolique, par la consécration des auteurs bien-pensants et la promotion d’une culture officielle ou traditionnelle. Le 8 Février 1995, le poète syro-libanais Adonis, figure emblématique de la modernité littéraire arabe, est exclu de l’Union des écrivains arabes siègeant à Damas, pour avoir participé à un colloque sur la paix au Proche-orient en 1993, et pour avoir déclaré, dans une revue éyptienne, que les juifs sont une composante de l’histoire Moyen-Orient. La même organisation promulgue en Septembre 2001 la liste des “cent cinq meilleurs romans arabes”.
La fameuse Organisation Abdelaziz-Saoud-al-Babitine, fondée et présidée par l’homme d’affaire koweitien du même nom, a édité un grand dictionnaire des poètes contemporains, avec des biographies écrites par eux même et un choix de leurs textes. L’idée est intéressante, le dictionnaire est monumental et utile, mais c’est en ces termes que la fondation a révélé, dès l’introduction, ses critères de choix des textes : « Nous avons écarté les poèmes explicitement politiques, et ceux qui sont en flagrante contradiction avec les valeurs, les traditions et les croyances ". Résultat : très peu de poèmes et de poètes sont vraiment contemporains, la majorité des textes poétiques sont écrits selon les règles de la prosodie ancienne, ressassant des lieux communs et des refrains sans âme.

4/ Rôle joué par les autorités politiques
En Egypte et dans la quasi-majorité des pays arabes, les autorités politiques procèdent en général par étouffement. Au lieu d’ouvrir le débat autour des questions épineuses, au lieu d’inviter toutes les parties à faire l’apprentissage du dialogue, à vivre l’épreuve de la différence, on bâillonne ceux qui rappellent les principes démocratiques, on donne des consignes de silence aux média, comme c’était le cas lorsque l’affaire Rushdie avait éclaté. C’est presque ainsi qu’on a essayé de clore l’affaire Haydar Haydar : l’édition du roman est interrompue ; le Parti du Travail est dissout, le journal « Al-Shaab » est suspendu, ceux qui sont introduits devant le Tribunal de la Sécurité de l’Etat, après un long silence mitigé, n’étaient pas les lanceurs d’anathèmes qui appelaient à la violence, mais bel et bien les deux responsables de l’édition, qui étaient eux-mêmes écrivains.

5/ Insuffisanses de la résistance des intellectuels « laiques » :
Les intellectuels « laiques » qui prennent la défense des écrivains condamnés ou des œuvres interdites revendiquent rarement, et de la manière la plus radicale, la liberté de s’exprimer, encore moins la liberté de croire. Suite à l’affaire Haydar Haydar, François Bacili a écrit un article pour rappeler à ceux qui ont pris la défense de cet écrivain qu’ils devraient revendiquer la liberté d’expression au lieu de déplacer le problème en disant « ils (les meneurs de la campagne) n’ont pas compris le texte, ils ont tronqué les citations, ils confondent fiction et réalité », ou en disant : « le roman a été publié depuis longtemps pourquoi donc crier au scandale maintenant …la campagne contre le roman a une visée politique… »
Au moment où cette affaire avait éclaté, un auteur égyptien (Salah al-Din Muhsin), membre de l’Union des écrivains, a été arrêté pour avoir déclaré publiquement son athéisme. Personne ne l’a soutenu parmi les intellectuels « laiques », même ceux qui avaient pris la défense de Haydar. Pour qu’un auteur bénéficie du droit à la liberté d’expression, il fallait que la valeur de ses écrits soit prouvée par des « experts » de la littérature, or ce n’était pas le cas de Salah al-Din Muhsin. D’un même geste polémique donc, on exclut l’athéisme des droits à défendre, et l’on postule que seuls des initiés peuvent se prononcer sur le sort des écrivains. Les défenseurs « éclairés » de la liberté d’expression ne se retrouvent-ils pas ainsi dans le même camp que leurs adversaires « obscurantistes » ? Mustapha al-Ahnaf a bien relevé cette contradiction dramatique en s’interrogeant en ces termes : « …Quand leurs porte- parole (les intellectuels laiques) défendent, par exemple, l’idée que la littérature est une affaire de spécialistes et que seuls les experts ont le droit de se prononcer sur son contenu, ne revendiquent-ils pas là un pouvoir qui suppose la minorité et l’incapacité des gens ordinaires, relégués au rang de foule anonyme et turbulente (ghawgha’) et ne rejoignent-ils pas ceux à qui ils reprochent de se prendre pour les représentants de Dieu sur terre ? »
Autre contradiction ou inconséquence : «la Déclaration » commune des organisations égyptiennes des droits de l’homme, publiée suite à l’affaire Haydar Haydar, « exorte les artistes à s’éloigner de ce qui pourrait susciter les doutes en matière d’atteinte au sacré religieux, même si cela exige le sacrifice de ce qu’ils considèrent comme une nécessité artistique »
Que peuvent être les fruits d’une activité artistique qui s’impose ainsi des limites ? Peut-on résister contre la censure en appelant à pratiquer une auto-censure ? Le blasphème, la profanation, l’approbation du désir jusqu’à la mort, pour paraphraser Bataille, sont les sources de toute création artistique digne de ce nom, et c’est en basculant « les bonnes mœurs » et les « constantes » que l’art et notamment la littérature peuvent participer à l’émergence d’autres lois et d’autres autorités qui promulguent ces lois. D’ailleurs, dans la littérature arabe ancienne, nous ne manquons pas de trouver des actes de paroles poétiques et des genres franchement blasphématoires, mais généralement fort prisés par les Anciens : outrage au Temps –Destin (dham al-Dahr, shakwa al-zaman), libertinage (mujun), contestation de la volonté divine (tasakhkhut), etc

6/ Confusion des différentes sphères de l’activité humaine, réduction au juridique et au religieux.
Loin d’interroger l’enseignement hautement éthique du Coran, les censeurs réduisent le message coranique à un ensemble de préceptes et de juridictions dé-contextualisés et fétichisés. Il semble que les arabes contemporains ne savent plus organiser les sphères du public et du privé, du juridique et de l’éthique, du sérieux et du plaisant. Une œuvre de fiction est prise à la lettre, considérée comme une profession de foi ; une activité imaginaire et ludique, comme la poésie, est jugée selon les préceptes les plus intransigeants de la jurisprudence islamique.
Or on peut prétendre que les anciens arabes, mis à part les hanbalites et les sermonnaires zélés des siècles obscurs , avaient, à leur manière, organisé et séparé ces différentes sphères. Je me borne à une énumération de certains aspects de leur savoir-faire serein :
-Ils ont généralement conçu l’exercice de la vie comme un pivotement continu entre la loi et sa transgression qui est désir. La même racine donne lieu à « kafara » : nier la dette, blasphémer et « kaffara » : couvrir un péché par quelque acte méritoire, faire une expiation… Un mouvement pendulaire fait que celui qui sort du droit chemin, entame déjà un geste de retour, Dieu étant clément et miséricordieux, le péché étant le propre de l’homme, le repentir étant le revers du péché.
-L’activité littéraire était, dans une large mesure, épargnée par les vagues de fanatisme qui visaient surtout les hétérodoxes, les philosophes ou les grands mystiques. Le prophète savait que les poètes étaient des « égarés » , mais son hostilité envers eux n’a jamais entraîné une quelconque interdiction.
-Depuis le Xe siècle ou même avant, ils ont proclamé que la poésie était étrangère à la religion, qu’elle se nourrissait du mal et non du bien. Ils n’ont fait peut-être que confirmer le mythe jahilite des démons qui inspiraient les poètes.
- Enfin, il est assez étonnant que, dans un texte négligé par les études modernes, ils se soient demandés si un poète pouvait commencer son poème par la formule rituelle : « Au nom d’Allah Clément et Miséricordieux ». Inspirée par des démons, flomboyante de désirs et de rêves chaotiques, la poésie leur semblait-elle trop humaine pour être déclamée au nom de Dieu ?

7/ Pour la première fois peut-être dans l’histoire de la pensée islamique, on postule « l’humiliabilité » de Dieu et l’extrême vulnérabilité de la Religion..
Soyons attentifs au discours des deux “critiques azharites” ayant soumis à leur Académie un rapport qui jette l’anathème sur le roman de Haydar et qui a été agrée par elle : Ce roman, écrivent-ils, “regorge de mots et d’expressions qui témoignent du mépris et de l’humiliation envers tout ce qui est religieusement sacré (muqaddasat), y compris le sujet divin (al-dhat al-ilahiyya), qu’il soit exempté et élevé (subhanahu wa ta’ala), le prophète, que Dieu prie pour lui, le Coran vénéré, le jour du Jugement dernier et les valeurs religieuses.” La même notion d’ « humiliation » est utilisée au sujet de Dieu et des muqaddasat comme au sujet des « gouverneurs arabes » : “Le roman, ajoutent les deux rapporteurs, a bafoué les bonnes moeurs en évoquant les organes sexuels, en incitant aux relations sexuelles illégitimes. En outre, ce roman humilie tous les gouverneurs arabes et les taxe des qualificatifs les plus insultants.”
Ce n’est donc pas le blasphémateur qui encourt le danger de la damnation, mais c’est Dieu lui-même qui encourt le danger de l’humiliation, et l’on peut ainsi se demander : qui est plus blasphémateur que l’autre : le roman insultant ou les deux « critiques azharites » qui posent « l’humiliabilité » de Dieu?. Une même « accessibilité » de Dieu autorise des humains à être ses thuriféraires et ses représentants, mais le rélègue, en même temps, au rang des êtres vulnérables aux atteintes des autres. Une même obsession délirante pose la possibilité d’un accès direct au divin, et par là-même confère à Dieu une présence humaine, temporelle, car seuls les être finis sont sujet à humiliation, peuvent subir donc les aléas de la violence inter-humaines.


Cette fureur censoriale n’est donc pas une simple résurgence du passé. Si la censure existe de tout temps et dans toutes les cultures, si un face à face interminable oppose toujours la pensée toute faite et la pensée à faire, les mots que nous nous approprions et la main qui vient nous les retrancher, pour nous rappeler qu’ils existent avant nous, la fureur censoriale ou inquisitoriale contemporaine porte peut-être la marque d’une crise de la sortie du Livre , d’un heurt violent entre les univers des discours construits par des imaginations singulières et le Discours de l’univers, édifié par la Raison islamique. Ces imaginations singulières peuvent bien jouer au feu des fondements et des grands récits des origines, comme c’était le cas de Salman Rushdie, qui, dit-il, avait devant lui « ce grand trou laissé par Dieu ».
Nous pouvons supposer l’existence, de tout temps, d’une « tentation blasphématoire » exprimée dans certains actes de paroles comme les jurons, mise en oeuvre, thématisée par la littérature qui repose les questions auxquelles les religions apportent des réponses, revivifie le « scandale du mal », remonte aux origines du tragique. Mais plus la tentation se fait grande, plus la condamnation du blasphème se fait rageuse et hallucinante et plus on hurle au sacrifice.
Dans une époque où les montages religieux traditionnels se décomposent, sont sujet à déconstruction, où les savoirs laiques démasquent toutes « les opacités originaires » , toutes les idées d’unicité et de pureté, la censure, inquisitoriale, devient un acte d’exorcisme : le sujet sidéré et égaré face au « trou laissé par Dieu », ne pouvant jeter qu’un regard latéral sur cette inquiétante vacuité, tentera d’extirper le sceptique, l’athé qui est en lui, en se transformant en thuriféraire fétichiste du divin et en lanceur d’anathèmes, en investissant ses autres lui-même de toute la force sacrificielle dont on pare le bouc émissaire. Car n’oublions pas la jouissance du censeur : on s’excite à censurer ce qu’on ne désire que trop. Comme on hallucine partout ce qu’on désire, on finit par tout censurer. C’est parce que l’art est le rêve dénié de la censure que l’emprise de la main censurante est étreinte haineuse et ablative.
Conjugué au totalitarisme politique, à l’indifférentiation des pouvoirs, vécu à l’échelle publique, institutionnalisé, ce fantasme se transforme en folie meurtrière. Il est le symptôme même d’une crise des préalables qui définissent la loi, de la loi qui définit la Loi. Il est peut-être grand temps de repenser ces préables, de réorganiser les sphères du relatif intemporel et de l’absolu religieux, de l’individuel et du public, du juridique et de l’éthique. Il faudrait, on ne l’a jamais assez répété, sauver la transcendance divine, débarrasser l’Islam du juridicisme religieux dans lequel on a tendance à le confiner et promulguer la liberté absolue des croyances et des cultes. De la liberté humaine d’une part, de l’inaccessibilité divine de l’autre, mais de ces deux sources conjuguées, découleront d’autres fondements, d’autres principes constitutionnels à penser et à assoir

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