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vendredi 11 mai 2012

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Politique au féminin Un idéal nommé Raja (La Presse 11.05.2012)

C’est une militante des droits humains et des libertés. Active sur la scène publique et dans la société civile, utilisatrice infatigable des réseaux sociaux et maître à penser reconnue dans la sphère intellectuelle. Agrégée de langue et de littérature arabes, psychanalyste, polyglotte, maître de conférences à l’université de La Manouba, auteure de nombreux ouvrages (1).


Raja Ben Slama, ce petit bout de femme, est sur tous les fronts, tour à tour admirée ou calomniée, les menaces de mort et les piratages successifs de sa page facebook ne la détournent pas de ses nombreux combats.


La voix frêle et le regard perdu dans l’espace, elle semble parfois hésiter avant de formuler ses phrases, mais lorsqu’elle ouvre la bouche, les mots tombent précis comme un couperet, étrangement acérés.
 «Ma vocation a toujours été la pensée critique», annonce-t-elle d’emblée, en ce début d’après-midi ensoleillé, lorsque nous nous rencontrons pour cet entretien. « Le site Al Awan (alawan.org, voix laïque et rationaliste arabe), que je dirige depuis 2007, est une tribune de pensée critique, par rapport à toutes les structures de domination et les dogmatismes. Un espace d’échange qui promeut les valeurs des droits humains et permet aux intellectuels arabes censurés de publier ce que les journaux arabes à l’époque ne publiaient pas ».

Comment avez-vous vécu votre 14 janvier ? 



«De 2005 jusqu’à 2010, j’étais en Egypte, je suis partie avec mon mari(2) dans un état de désespérance et de grande lassitude, et donc le jour du 14 janvier, 


je passais un master de psychanalyse à Paris (sous le coup d’une forte émotion, elle pleure).




 Je n’ai pas cru ce qui nous arrivait, c’est inouï. La révolution, je l’ai vécue comme un miracle. Aujourd’hui, les acquis politiques sont là», estime-t-elle. «Le social et tout le reste viendra après».
Elle marque un temps d’arrêt comme pour analyser son émotion, cherche, trouve et nous met dans la confidence : «J’ai pleuré, parce que j’éprouve un sentiment de culpabilité. Des Tunisiens comme nous vivent dans des conditions atroces. Beaucoup de gens comme moi ne voyaient de notre pays que son littoral. Nous avons cru un certain moment à l’existence d’un développement, que la classe moyenne était large, et le niveau de scolarisation élevé par rapport aux autres pays de la région, tout cela est partiellement vrai, mais d’un autre côté, ce n’était qu’une façade. On nous a leurrés !»
Le débit est maintenant rapide, ne s’arrête plus: «L’ancien régime était immoral», juge-t-elle, «ces familles qui régnaient sur le pays qui étaient au-dessus de la loi, nous avons connu le «kahr», ce sentiment d’oppression, lié à l’impuissance et à l’humiliation. Mais immoral aussi à cause de ce décalage entre la réalité et le discours».
Notre hôte se tait un moment et reprend : «Ce décalage, nous commençons à le percevoir avec le gouvernement actuel. Encore une fois, il y a des communautés qui sont au-dessus de la loi, et encore une fois, il y a un décalage entre le discours et la réalité. L’Etat de droit et le respect des lois sont des phrases pompeuses servies pour la galerie. Car en même temps, dans la foire du livre de La Soukra par exemple, on menace de brûler un stand parce qu’exposant des livres qui ne sont pas au goût des salafistes. Je tiens à leur dire qu’il y a une machine qui est en train de reproduire du «kahr».
 - A propos de religion, que répondez-vous à ceux qui accusent les laïcs d’athéisme? 
«La laïcité, explique-t-elle de suite, est une modalité juridico-politique qui permet à l’Etat d’être neutre, et donc la laïcité n’est pas en contradiction avec les besoins spirituels. Elle n’a rien à voir avec l’athéisme. Je pense que la société tunisienne est assez mûre malgré toutes les apparences pour accepter une certaine idée laïque. D’après un sondage d’opinion publié l’année dernière par Le Maghreb et réalisé par Sigma conseils, 80% des Tunisiens estiment que la religion est une affaire privée».
- Et ce besoin de religiosité évident que nous percevons?
«Oui mais tout dépend du mode de religiosité, je pense qu’il y a une tendance à ce que la religion soit intériorisée et vécue comme choix personnel», confirme-t-elle.
 - Mais l’islam comme projet global ?
«C’est ce que prônent les Frères musulmans, dit-elle, ils considèrent que l’islam est la solution à tous les problèmes, mais les Tunisiens savent que l’on ne peut résoudre les problèmes du chômage et de la cherté de la vie par des prières» !

«L’identité a toujours été instrumentalisée pour limiter les libertés»

La suivant dans les méandres de ses pensées, nous continuons à avancer sur le thème de l’Islam comme composante essentielle de notre identité.
«L’identité, répond-elle, a toujours été instrumentalisée pour limiter les  libertés, en émettant des réserves sur les conventions internationales qui concernent la condition féminine et le principe de l’égalité. Or, je tiens à dire que cette identité n’est pas statique. Elle se recrée tous les jours. Pour moi, il y a d’abord la conception qui chosifie les idées et les idéaux comme si c’était des trésors à sauvegarder. C’est une posture aliénante, et l’autre conception qui relève pour moi de l’éthique du désir,  et dans laquelle nous évoluons sur un chemin ouvert, à l’horizon duquel se trouvent nos idéaux. C’est le geste libérateur de Tahar Haddad qui a remplacé la notion de la charia bien définie et achevée, par un schéma d’évolution. La charia n’est pas uniquement des dispositions, «Ahkem», pour Tahar Haddad, c’est une voie ouverte semée de valeurs qui se retrouvent à l’horizon», finit-elle, souriante.

Puisque l’on parle de Haddad, vous défendez ce qu’il avait prôné courageusement dans les années 30, l’égalité dans l’héritage ?
«En 2007, j’ai suivi le travail remarquable qui a été fait par l’Association tunisienne des femmes démocrates. Sana Ben Achour a publié alors un plaidoyer fort et convaincant sur cette thèse, et oui, poursuit-elle, je me réfère aussi à Tahar Haddad qui depuis 1930 a défendu l’égalité dans l’héritage». Elle continue : «Il considérait le principe du Coran comme une avancée par rapport aux sociétés anté-islamiques où la femme n’héritait pas, mais était elle-même un bien que l’on hérite. La dépendance de la femme était liée à ce manque d’autonomie à cette époque. A partir du moment où la donne a changé, et que la femme est devenue autonome, pourquoi avoir tant peur du Coran, qui ne contient pas que des dispositions juridiques? Il comporte les valeurs morales et les contemplations. Pourquoi donc le réduire à un texte juridique figé»? Se demande notre interlocutrice.

Certains pensent qu’il y a eu une modernisation à marche forcée..., insistons-nous...
«On ne peut pas nier ses origines, récuse-t-elle, j’appartiens culturellement à l’islam, même si ma pensée se situe en dehors des confessions religieuses. J’estime, en effet, que l’Islam est une composante de ma culture et de ma pensée.  Mais quoi qu’on dise, nous sommes des modernes de par nos modes de vie, de par nos structures sociales et familiales. Tous les indices démocratiques et sociaux montrent que nous sommes modernes. Mais dans cette modernité, il y a un rejet de certaines libertés que conforte la modernité. La liberté des femmes, la liberté de consciences, la liberté concernant la sexualité essentiellement».
Et l’universitaire de préciser sa pensée : «Les islamistes sont des modernes, ils ont fini par adhérer à l’idéal démocratique. Qu’est-ce qui résiste au final»? Se pose-t-elle comme question et y répond : «La crainte du féminin et cette angoisse liée à une conception de l’identité comme étant un trésor qui peut être à tout moment ravi par les autres. Au fait, nous vivons notre rapport au patrimoine sur le mode de l’avoir et non sur le mode de l’être. La modernité, renchérit-elle, est le désir d’être autre et de se démarquer de l’habitus et de la Tradition.  Quand le rejet est d’ordre identitaire, c’est un symptôme : la peur de perdre son moi-même».
Encore une définition par lesquelles Raja Ben Slama émaille ses édifices argumentaires.

«La modernité est une rupture qui engendre des angoisses»

Et elle poursuit son analyse : «Maintenant, c’est vrai qu’il n’y a pas eu suffisamment de production de signes et d’œuvres qui colmatent les brèches ouvertes par la modernité parce que la modernité est toujours une rupture qui engendre des angoisses. Pour que cette rupture ne soit pas dévastatrice, il faut qu’il y ait ce que Freud  appelle un travail de la culture, celui la même qui n’a pas eu lieu chez nous. Au temps de Bourguiba, les élites étaient persécutées et n’avaient pas la possibilité de créer».

Que doit-on faire à présent ?
«Moderniser la société par l’éducation et le travail associatif qui peuvent combler les lacunes de nos systèmes éducatifs. Dernièrement, j’étais à Kélibia, raconte-t-elle, il y a eu une journée organisée par une dizaine d’associations, celle-là même qui avait invité Youssef Seddik. Je profite de l’occasion pour saluer sa bravoure, ce qu’il a fait représente un tournant dans cette lutte contre l’obscurantisme. Par ailleurs, j’ai vu un atelier où les enfants apprennent à peindre avec les couleurs, je pense, estime-t-elle, qu’un enfant qui tient un pinceau et qui se sent libre devant une feuille blanche  acquiert une certaine immunité face aux obscurantismes».

«Avec la politique, la religion aura un caractère idéologique de justification»

Pourquoi êtes-vous une opposante virulente au mélange du religieux et du politique ?
«Parce que la religion liée au politique, répond-elle promptement, ne servira qu’à justifier au nom de Dieu, tous les abus. L’activité politique est par essence faillible, la religion aura un caractère idéologique de justification. D’un autre côté, la relation est toujours instrumentalisée dans le politique au détriment du religieux comme étant dimension spirituelle liant l’être humain à Dieu. C’est nuisible à la fois à la politique et à la religion.
On le voit de fait, explique-t-elle. La loi régissant les partis a interdit toute campagne dans les mosquées, or tout le monde a constaté que les mosquées ont servi de plateforme à ces campagnes politiques et les gens ont été influencés, ils ont voté pour le parti qui prône la peur de Dieu, j’en suis témoin, je parle de membres de ma famille».

A cause de vos prises de positions, votre page facebook a été systématiquement piratée,  vous avez subi des menaces de mort,  vous ne vous en plaignez pas ?
Et la psychanalyste de répondre: « la jouissance victimaire stipule que la victime profite des bénéficies secondaires, de plus la position de victime est passivante, et l’on s’enferme dans le statut de victime. Ce n’est pas pour moi », tranche-t-elle avec le sourire.

Vous faites partie de cette communauté, les intellectuels tunisiens, à qui on reproche d’être déconnectés de la réalité?
«Les intellectuels tunisiens sont présents sur le terrain. Qui s’est prononcé de manière claire contre la charia comme source de droit dans la future constitution? Ce sont les intellectuels et non pas les partis politiques! Maintenant, c’est vrai que les élites tunisiennes ont un problème de communication et du mal à s’adresser aux Tunisiens dans un langage simple, cela viendra, assure-t-elle. L’élite était marginalisée, interdite de créer, il faudra lui laisser le temps. Mais, nuance-t-elle, une des expressions du populisme est de critiquer les intellectuels. Derrière, il y a une sorte de lutte de classe masquée, ce ne sont pas les intellectuels qui sont attaqués mais les bourgeois».

«La francophonie n’est pas une trahison»

Justement on reproche aux intellectuels l’usage marqué de la langue française et un certain parisianisme, qu’en pensez-vous ?
«En ce qui concerne le parisianisme, j’ai l’impression que parfois certains intellectuels qui vivent à Paris plus qu’à Tunis ne connaissent pas la réalité tunisienne. Mais d’un autre côté, la francophonie n’est pas une trahison. Cette langue est une richesse. Elle a permis à plusieurs générations d’avoir accès au savoir moderne. Je perçois la culture et la langue françaises comme des composantes enrichissantes de notre identité. Or, les mouvements identitaires ont tendance à appauvrir l’identité».

A propos d’apport français, vous avez un penchant pour La Boétie.
«J’ai écrit un article sur «La servitude volontaire» de La Boétie. C’est l’ouverture d’un de mes livres, j’ai beaucoup d’amour pour cet humaniste et pour son traité dont j’ai retrouvé les traces dans notre révolution. Il était jeune, il avait 18 ans lorsqu’il avait écrit ce discours. Nous y retrouvons cette fraîcheur et cette capacité d’être en colère. Précisément, pourquoi sont-ce les jeunes plus que les autres qui sont sortis dans la rue?», se demande-t-elle, mais nous sert la réponse: «parce qu’ils sont encore capables d’être en colère et indignés. C’est une vertu. Quant au concept de la servitude volontaire», explique-t-elle, «il y a un certain masochisme chez les êtres humains qui fait que la liberté est plus fatigante que la servitude, du coup on préfère se complaire donc dans la soumission».

Qu’avez-vous à dire pour le mot de la fin ?
Depuis ses nombreuses tribunes, en effet, Raja Ben Slama a toujours interpellé le gouvernement, c’est encore le cas. «C’est un appel, déclare-t-elle solennelle, au gouvernement à qui je demande de rétablir la loi et de protéger les institutions et les personnes contre ceux qui ont tendance à transgresser cette loi au nom de l’idéal religieux. Le gouvernement se doit de protéger l’Etat et de sauvegarder l’union nationale et non pas instrumentaliser les appareils de l’Etat. Il faut que les instances de régulation de l’information, de la justice et des élections soient créées au plus vite. Nous attendons qu’il fasse preuve de sa bonne volonté démocratique», conclut-elle.
Ainsi s’achève la ballade un brin intellectuelle avec Raja Ben Slama. Une dame pétrie d’amour et de poésie, clamant son combat pour le respect des libertés fondamentales, son adoration pour la lecture et l’écriture, mais avant tout, criant son amour pour la Tunisie. Elle déclare que le rôle de l’intellectuel est de rappeler le contenu éthique de l’Etat, un rôle qui lui revient de droit et qu’elle ne compte pas abandonner de sitôt.

(1) En français :
- Les Mots du monde : Masculin-féminin : Pour un dialogue entre les cultures, collectif sous la direction de Nadia Tazi, Paris, La  Découverte, 2004.

En arabe :
- La Psychanalyse et l’Islam, traduction et présentation de La psychanalyse à l’épreuve de l’Islam de Fethi Benslama, , Dar Saqi, Londres-Beyrouth, 2009.
- L’homme des masses, Dar Tali’a, Beyrouth 2008.
- Edifice du virilisme : essais sur le masculin et le féminin, Damas, Petra 2005, Tunis 2006.
-Critique des «invariants» («thawabit»), Beyrouth, Dar Tali’a, 2005
- Désir et écriture : une relecture de la tradition, Cologne, Dar al-Jamal, 2003.
- La parole et le silence, Le Caire, 1998.
- La Mort  et  les  rites  funéraires  en Islam, 1ère éd Tunis  1997, 2e éd. Le Caire 2009.
-Qu’est-ce  que  la  Poétique, de Todorov : trad. en  collaboration  avec Mabkhout  Ch. (Casablanca, 1987, 2e ed.1990).
 (2)Abdelbasset Ben Hassen, Poète et militant des droits de l’homme, Président de l’Institut Arabe des Droits de l’Homme

Auteur : Hella Lahbib
Ajouté le : 11-05-2012

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